Narré par un narrateur externe
Tu le sens ce sentiment d'impuissance qui te ronge le sang et t'atteint en plein cœur n'est-ce pas ? Tu le sens Petit Oiseau, ne le nie pas. Tu le sens, lui aussi, cet immonde sentiment de nostalgie s'emparant de ton être ? Cette nostalgie que de voir ton intelligence et ta perspicacité mises au rang de secondaire. Car oui, entre réfléchir pour survivre ou survivre pour réfléchir, tu n'as pas hésité bien longtemps. Cela a toujours été l'un de tes pires défauts. Tu sais réfléchir, beaucoup même, mais tu n'en prends le temps que lorsque tu l'as, ce temps. Et tu ne l'as pas souvent. Alors tu fais tes choix à la va-vite, sans réfléchir aux conséquences et tu agis. Et bien souvent, tu n'agis que pour ton propre compte. Tu n'as jamais été une grande fan des travaux de groupes et tu n'aimes pas particulièrement faire équipe avec d'autres personnes. Par contre, tu es pour le moins têtue et c'est d'ailleurs cet entêtement qui t'as coûté cher. Horriblement cher. Mais bien sûr, tu es fière de toi ! Non tu ne l'es pas. Tout simplement parce que tu n'as jamais eu et n'as toujours pas confiance en toi. Tu crains toujours autant le regard des autres, ce qu'ils pensent de toi. Tu crois qu'à chaque fois que tu passes devant quelqu'un, ils se moquent de toi, parlent de toi ou rigolent dans ton dos. Et tu détestes ça. Même si ce n'est qu'une chimère de ton esprit destinée à te faire souffrir.
Tu pourrais te définir comme courageuse rien que pour te vanter auprès des autres mais ce serait faux. Tu es lâche comme personne, tu tentes toujours de t'enfuir, peu t'importe les conséquences. Tu n'hésites pas non plus à mentir pour flatter et ton ego et ton image. Tu mens tellement que tu es devenue une experte en cette matière. Avec les années, tu as également appris à revêtir différent masque. Il y a celui de la sœur exemplaire, de l'amie infidèle, de la fille modèle et celui de la chatte glaciale et méprisante. Sauf qu'à force de mentir et de changer de masque, tu ne sais plus réellement qui tu es. Tu as perdu tout tes repères, tu ne sais plus où aller. Ta vie n'est pour toi guère plus qu'une factice illusion que tu t'efforces vainement de rendre intéressante.
Sous tes airs méprisant et hautain que tu te plais à t'attribuer, tu n'es rien de plus qu'une chatte perdue. De plus, tu es très émotive, même si tu ne le montres pas forcément. La moindre remarque t'atteint en plein cœur et tu prends souvent tout au premier degré même si tu possèdes beaucoup d'humour, un peu trop pour être comprise parfois. Tu n'hésites pas à t'embarquer dans divers conneries même si tu veilles à faire un minimum attention. Tu adores rire, mais avec les inconnus, si tu fais de l'humour c'est surtout parce que tu es mal à l'aise et, dans ces cas-là, tu es capable de débiter une centaine de conneries à la minute.
Tu possèdes également une grande capacité d'écoute et tu es assez fière, non, contente, de cette qualité bien que parfois, tu en ais marre. Tu écoutes et tu rassures les autres rien que par ta présence mais parfois, tu sens que toi aussi, tu as besoin d'aide et de réconfort mais tu n'oses pas le dire. Tu n'oses pas et tu te renfermes sur toi même et sur la mutilation. Cette mutilation qui amoche tes pattes de jours en jours. Cette mutilation dont tu ne sais pas comment te sortir. Cette mutilation qui t'as fait perdre tout tes sourires. Tu n'étais déjà pas très souriante, à présent, la joie semble avoir déserté définitivement ton joli minois.
Quand l'on te voit, à première vue, tu paraît sombre et dépressive et quand on te connaît, tu as l'air rayonnante. Mais tu ne t'exprimes jamais vraiment ce que tu ressens. Pas même à toi même. À vrai dire, tu as tellement développé ton côté antisocial que tu as l'impression de ne plus rien ressentir. Ni l'amour ni l'amitié. Par contre, la souffrance qui empoisonne ton cœur, elle, tu la sens plus que tout. Tu voudrais hurler, courir à en avoir les poumons en feu, tu voudrais pouvoir évacuer tout ça une bonne fois pour toutes mais tu n'y arrives pas. Tu n'as pas confiance en les autres très facilement et, par conséquent, tu ne te confies que très difficilement et sans jamais aller au bout de ta pensée.
Ce qu'il faut retenir de toi ? Que tu es comme les autres, que tu souffres et que tu as un véritable problème au niveau de ton organisme. Tu penses que cela ne s'arrangera jamais.
Et j'ai bien peur que tu ais raison.
Je suis petite. Très petite. Mais vraiment beaucoup. Il y a peu de chance pour que je survive à la prochaine saison des neiges car je suis vraiment trop frêle. Beaucoup trop frêle pour un chaton normal. Mon pelage n'est pas mieux. Je n'ai certes qu'une lune mais il devrait déjà être un peu plus épais. Il n'en est rien. Il est toujours aussi duveteux. Je ne suis pas bien protégée du froid. Cependant, ma fourrure a beau être malheureusement toute duveteuse elle est déjà joliment colorée. Elle est principalement de couleur châtaigne voire un peu mordorée sous les rayons du soleil. Elle est tigrée de noir majoritairement ainsi qu'un peu de rayures blanches et quelques unes d'un marron plus foncé que la base de mon pelage. Ma mère me dit souvent que mon pelage est l'un des plus rares. Je crois qu'elle me dit ça juste parce qu'elle m'aime et que je suis sa fille. Mais je ne lui en veut pas, c'est ma maman après tout. Quant à mes yeux... Bien que je ne les ai jamais vu, je sais qu'ils seront tout deux des objets de charme et de séduction. Par un regard je peux captiver une assemblée et faire céder n'importe qui. Quoique je n'ai pas encore essayer avec le lieutenant, le guérisseur et le chef du Clan. Maman me l'interdit. Enfin bref, mes si eaux yeux sont d'une belle couleur verdâtre. Mais pas le verdâtre pas beau tout moche de l'herbe grasse non, non. Le verdâtre de l'étang en pleine saison des feuilles nouvelles. Mes yeux attirent le regard et apparemment il est dur de se dégager du regard brûlant de mes deux prunelles d'étang printanier.
1er jour dans le monde
Je suis quelque part. Il fait tout noir. Du moins, moi, je ne vois rien. Je me demande ce qu'il se passe autour de moi. J'aimerais tellement ouvrir les yeux ! Mais à chaque tentative, mes paupières gagnent la bataille et restent hermétiquement collées. Je sens une odeur qui ressemblent à la mienne. Ma maman sans doute. Je ne connais pas son nom. Ni le mien. Je n'en ai peut-être pas. Soudain, une autre odeur me parvint, beaucoup plus forte, beaucoup plus attirante. Une odeur lactée. Précipitamment, je me met à ramper vers l'odeur, me fiant à mon odorat, ma vue n'étant pas disponible pour le moment. Je glissais quelque chose entre mes pattes et collait mon museau dessus. Et le lait vint à moi. Je ronronnai de satisfaction.
2ème jour dans le monde
Toujours ce noir intense. Ce même noir qui jamais ne quitte mes yeux car ces yeux que je possède, je ne les ouvre pas. Pas par mauvaise volonté, non. Je ne peux pas les ouvrir. Mes paupières sont et demeurent hermétiquement fermées. J'ai beau tenter de les décoller, que ce soit avec les coussinets de mes pattes ou avec la seule force de mes muscles faciaux, je ne fais qu'échouer. Cependant, je ne me lasse pas de tenter le tout pour le tout. C'est plus fort que moi. Je ne peux que résister à l'échec. Car lorsque l'on abandonne, c'est l'échec total. Certains diront qu'il ne s'agit que de mes yeux. Mais cela sera pour moi ma seconde victoire sur la vie. La première étant de naître même si je suis vouée à mourir. Comme tout le monde.
3ème jour dans le monde
Je m'ennuie. Je voudrais ouvrir mes yeux mais c'est impossible. En plus, Maman m'empêche de bouger. Je l'entends ronchonner des fois. Elle radote. Elle n'arrête pas de dire que tant que je ne serais pas prête, en d'autres mots, que je serais toujours aveugle, je ne pourrais pas sortir. Pas de la pouponnière. Ni de notre litière. Et c'est un enfer. Si c'est à ça que je dois m'attendre dans la vie et ce, éternellement, autant que je meure tout de suite. Je veux sortir moi ! Explorer toutes les contrées, parler à des centaines de gens, connaître tout sur tout. Mais c'est impossible si je continue de ne rien voir. Cela me donne envie de pleurer. Mais je ne peux pas lâcher mes larmes à cause de ces maudits yeux clos.
4ème jour dans le monde
Je déteste être aveugle. Je déteste ne pouvoir rien voir. Cette nuit, il pleut et il y a de l'orage. J'entends les grondements du tonnerre au dessus de ma tête. Je me recroqueville progressivement sur moi même, mon échine se plaquant contre le ventre de ma mère qui grommelle quelque chose d'incompréhensible dans son sommeil. Elle dort. Mais comment fait-elle ? Avec toutes ces déflagrations au dessus de nos têtes, avec toute ces illuminations que je peux percevoir dans la noirceur de derrière mes paupières, comment arrive-t-elle à dormir ?
5ème jour dans le monde
J'y suis presque. J'ai réussi. Enfin presque. Ce matin, en ne faisant pas attention et le plus naturellement du monde, j'ai voulu ouvrir les yeux. Et ils se sont ouverts. J'étais si heureuse d'y parvenir enfin ! Sauf qu'à ce moment là, quelque chose de très doux et de très fin ainsi que de très léger, s'est posé sur ma truffe et, avant même que ma mère ne puisse crier haut et fort que j'avais ouvert mes yeux, j'ai éternué. Quand on éternue, il est extrêmement rare que l'on puisse résister au réflexe de fermer nos globes oculaires. Je ne fais pas partie des gens arrivant à contrer ce réflexe. Je suis donc redevenue aveugle. Je déteste ça, ne rien voir. C'est plus que frustrant.
6ème jour dans le monde
Bataille épuisante et répétitive. Chaque matin, chaque midi et chaque soir, j'essaie tant bien que mal de faire coulisser mes paupières vers le haut et non vers le bas. Mais rien à faire. Pourquoi cette partie précise de mon corps, l'une des plus importantes qui plus est, refuse-t-elle de m'obéir ? Pourquoi a-t-elle décidé de se rebeller et de faire son indépendante ? Par conséquent, je reste là, à me morfondre, au fin fond de la pouponnière qui commence à me sembler bien inintéressante et bien inutile.
7ème jour dans le monde
Est-ce que Maman est déçue de moi ? Après tout, je ne possède toujours pas l'un des plus importants des cinq sens : la vue. Et que disent les autres reines dont je perçois l'odeur ? Que disent-elles de moi ? Seulement des propos péjoratifs je pense. Je voudrais hurler. C'est horrible cette attente. C'est trop long. Alors que je m'apprêtais à gémir, l'odeur lactée que dégageait ma mère parvint à mes narines. Aussitôt, je me précipitais vers elle. Et encore une journée de routine infernale...
8ème jour dans le monde
Le monde est beau. Je le sais maintenant. J'ai ouvert les yeux à l'instant. Beau mais étouffant le monde. Les reines voisines de ma Maman me regarde et me sourie. Je ne vois pas Maman. Elle m'a abandonné ? Ah non ! Elle rentre dans la pouponnière. Je ne vais pas la voir, rassurée et me dirige vers la litière d'une autre Maman. Elle à l'air sévère elle ! Je plains Petit Goupil et Petit Paon de l'avoir comme mère ! D'ailleurs les voilà qui arrivent eux aussi. Ils sont si grands ! Je dois lever la tête pour les voir dans les yeux. Je les entends annoncer à leur mère qu'ils deviendront apprentis vers midi. Un élan de jalousie m'assaillit. Je veux être apprentie moi aussi !
9ème jour dans le monde
Petit Paon a demandé à Maman si il a le droit de me faire visiter le camp. Elle a dit oui. Je suis terriblement excitée ! C'est la toute première fois que je peux sortir. C'est normal d'avoir tellement hâte non ? Je sautille sur place à tel point que les autres reines de la pouponnière se mettent à râler car je soulève de la poussière. Je dois donc m'arrêter. Ne comprennent-elles donc pas ? N'ont-elles jamais été jeunes ? Au summum de leur force et de leur jeunesse infantile ? Elles ne comprennent décidément rien à rien.
10ème jour dans le monde
Je baille lentement. Mmh... Dormir. Voilà donc ma seule envie à présent. J'ai visité le camp hier en compagnie de Petit Paon et nous nous sommes fais grondés parce que nous nous étions tous deux introduits dans la tanière des guerriers pour voir comment c'était à l'intérieur. Eh bien nous n'avons pas été déçus ! C'est vraiment très très grand ! Encore plus que la pouponnière ! Et dire qu'un jour j'irais dormir là-dedans... Mais d'abord, je dormirais dans la tanière des apprentis. Et maintenant, je vais dormir tout court...
11ème jour dans le monde
Je suis en pleine forme ! En même temps, hier soir, je me suis couché très tard étant donné qu'avant hier j'étais en sortie avec Petit Paon. En plus, je me suis réveillé vers midi ! Je n'avais jamais autant dormi de toute ma vie. C'était une nouvelle expérience aujourd'hui et inoubliable qui plus est. J'en suis plus que ravie. Mais cela doit paraître terriblement futile aux yeux des autres... Mais peu m'importe ! L'important c'est que ce soit moi qui soit heureuse non ?
12ème jour dans le monde
J'ai rencontré mon père aujourd'hui. C'était très bref. Mais ce n'est pas grave. Il est guerrier ! Papa avait l'air très occupé et je ne pense pas qu'il aime être dérangé. Pourtant, il m'a un peu parlé et même s'il n'a pas voulu jouer au chasseur avec moi, je ne lui en veux pas. Je l'admire mon père. C'est comme un modèle pour moi. Une idole. En plus il est très grand. Est-ce que je serais grande comme ça moi aussi ? J'ai demandé à Maman, mais elle ne sait pas. Les Mamans ne savent donc pas tout ?
13ème jour dans le monde
Alors que je me réveillais, j'ai repensé à hier. Et je me suis rappelé que je n'avais vu aucune lueur briller dans les yeux de Maman quand elle a aperçu Papa pour, il me semble, la première fois de la journée. Il n'y avait pas cet éclat d'amour inconditionnel que porte toutes les chattes dans leurs yeux, fenêtres donnant sur leurs âmes, quand elles aperçoivent leurs compagnons. Papa et Maman ne s'aiment-ils donc pas ? Ne se parlent-ils donc que parce que j'existe ?
14ème jour dans le monde
Aujourd'hui j'ai vu mon grand frère. Enfin, ça n'était pas les grandes cavalcades précipitées pour une grande embrassade. C'était plutôt morbide d'ailleurs. Je me souviens que ma mère pleurait. Elle m'a fait sortir de la pouponnière, se raccrochant presque à moi, moi, sa fille de seulement quatorze jours. Il pleuvait. Les guerriers étaient alignés et chuchotaient entre eux tandis que notre chef, prononçait deux ou trois paroles incompréhensibles. Je courais sous la pluie battante, insouciante. Si naïve... Je courais, telle une enfant découvrant la pluie. Et mon rire cristallin que ma mère adorait semblait résonner dans ce silence de plomb. Et là, je l'ai vu. Une silhouette noire dans le crépuscule. La silhouette s'écroula sur le sol et je compris. Mon frère est mort.
15ème jour dans le monde
Il pleut dehors. L'orage a éclaté ce matin et le tonnerre gronde toujours. C'est la nuit. Celle-ci n'est illuminée que par le croissant de lune et les éclairs se faisant de plus en plus fréquents. Je suis à l'intérieur de la pouponnière, devant l'entrée. Je fixe le ciel et les étoiles. Maman m'a dit, en pleurant, que mon grand frère était à présent parmi elles. Je ne la crois pas. Mon frère est dans le sol, à quelques mètres du camp, très profondément. Ou ailleurs. En tout cas je sais qu'il est avec les morts. Là-bas. Où que ce là-bas fut.
16ème jour dans le monde
Maman pleure. Je n'en peux plus. J'en ai marre. Je sais que c'est très méchant de dire ça. Mais moi, je ne connaissais pas du tout mon frère. Il était guerrier et moi je ne suis qu'un pauvre chaton sans envergure. Il n'était jamais venu me voir et ne m'avait jamais parlé. Alors je ne vois pas du tout pourquoi je devrais pleurer un jeune guerrier mort de je ne sais quelle façon que, de toute façon, je n'ai jamais pris le temps de connaître.
17ème jour dans le monde
J'ai compris. J'ai réfléchis. J'ai réfléchis et j'ai compris pourquoi je devrais pleurer. Je devrais pleurer parce que, même si je ne connaissais pas du tout mon grand frère, cela avait été ma toute première expérience face à la dure réalité de la mort. Et je n'avais pas versé une seule larme. Pas une seule. Maman doit me considérer comme un horrible monstre à présent. M'en veut-elle ? Je n'en sais rien. Et je m'en fiche. Est-ce normal ? Suis-je normale ?
18ème jour dans le monde
Maman a arrêté de pleurer. C'est un peu plus reposant. Les bavardages ont donc repris au sein de la pouponnière, quoique modérés. Mais c'est plus vivant. C'est déjà ça. Cependant, il y a comme une tension dans l'air mais je ne parviens pas à percevoir d'où elle vient, son origine et pourquoi elle est là en ce moment même, sa cause et son explication. Peut-être l'un des inconvénients de la mort. Une dernière trace. Comme pour nous rappeler qu'elle est toujours là, à nous guetter dans l'ombre.
19ème jour dans le monde
Petit Paon et Petit Goupil sont devenus des apprentis. À présent il faut les appeler Nuage de Paon et Nuage de Goupil. Ça fait très étrange comme noms maintenant. Mais bon, c'est comme ça, c'est la tradition après tout et que peut-on faire contre la tradition ? Rien, bien évidemment. J'ai réfléchi aux noms qu'ils pourraient se voir attribuer. Fourberie du Goupil est joli comme nom. Élégance du Paon aussi. Très beau Élégance du Paon. Tout comme son porteur...
20ème jour dans le monde
Aujourd'hui j'ai très exactement vingt jours. Je sais que ce n'est pas du tout important dans la vie d'un chat. Mais je m'ennuie tellement que n'importe quel événement devient important et prend tout son sens à mes yeux. Maman est redevenue totalement normale. Mais je trouve qu'elle me couve encore plus qu'elle ne le faisait déjà. Et ça m'énerve. Je ne suis plus un nouveau-né ! Je n'ai pas besoin d'elle vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept.
21ème jour dans le monde
Nuage de Paon est passé me voir aujourd'hui. Il voulait savoir comment j'allais. Je lui ai dit que je me sentais bien. Après, il m'a montré quelques techniques de chasse et de combat que son mentor lui avait enseigné. Il est vraiment très doué d'après moi. C'est aussi un très bon ami. Mon meilleur ami, voire plus même. Peut-être qu'un jour, ce sera mon compagnon ! Il est très beau. Mais moi, je suis encore toute petite... Je ne sais pas quoi faire, mais ce qui est sûr, c'est que je ne vais certainement pas aller le lui dire, aussi gentil et attentionné soit-il !
22ème jour dans le monde
Mon existence est définitivement trop morne. Je ne fais que dormir, manger, jouer, manger et encore dormir. Chaque jour la même routine. Et après on dit que les chats domestiques ne font rien de la journée. Nous ne valons guère mieux. Du moins tant que nous sommes chatons. Et reines. Et anciens. En fait, la moitié du Clan se comportait en chat domestique modèle. Et cela m'exaspérait. Je n'en pouvais plus de voir tout ces chatons découvrir le sens du mot vie, de peiner à ouvrir les yeux comme j'ai peiné à ouvrir les miens, de les voir se réjouir quand il y parvienne enfin. Ça me fait me sentir grande certes, mais la routine est si... prévisible. Je voudrais partir pour de nouveaux horizons.
23ème jour dans le monde
J'ai repensé à Nuage du Paon aujourd'hui. Et j'ai réalisé à quel point notre relation amoureuse que j'entrevoyais pourtant avec une telle aisance, était parfaitement utopique. Je l'ai vu en train de parler avec une autre apprentie dont je ne connais pas le nom. Elle est très jolie. Et elle est grande elle. Je suis jalouse je crois. C'est un nouveau sentiment mais cela n'entraîne pas une nouvelle satisfaction pour une fois. Je crois que je suis lassée. Tout simplement lassée.
24ème jour dans le monde
Hurler. Voila ma seule envie à l'ordre du jour. Je voudrais tout simplement hurler. Parce que je ne ressens plus que de la rage et de la douleur. Parce que je ne suis plus qu'un monstre de jalousie. Bon d'accord. J'exagère peut-être un peu. Mais bon quand même ! Maman m'énerve aussi. Elle me couve encore beaucoup trop ! Pourquoi n'ai-je donc pas le droit de vivre normalement en ayant plus de liberté ? "Tu n'es pas assez grande !" qu'elle me répond à chaque fois que je lui pose la question. Mais quand serais-je donc assez grande ? Ça, personne ne me l'a jamais dit.
25ème jour dans le monde
Encore cinq lunes. Et je serais apprentie. Et je pourrais enfin devenir grande. Et je pourrais enfin démontrer aux autres que je suis prête à mûrir. Personne ne veut me croire et cela commence sérieusement à me taper sur les nerfs. J'essaie de me calmer, sincèrement, mais j'ai peur de ne pas y parvenir. Du moins pas tout le temps. C'est horrible comme sensation. Enfin bon, j'imagine qu'avec le temps cela se calmera. Je l'espère. Parce que je ne tiendrais pas toute une vie comme cela.
26ème jour dans le monde
Je me suis fait très mal aujourd'hui. Enfin, pas toute seule. Ce n'est pas de ma faute à vrai dire. Il y a eu des nouveaux-nés hier soir, tard dans la nuit. Ce matin, la plus petite d'entre eux, qui n'avait pas ouvert les yeux tout comme moi à l'époque, a poussé un très long cri extrêmement aigu. Et moi, j'étais juste à côté d'elle. J'ai senti un truc bizarre dans mon oreille droite, la plus proche de Petite Aigue-Marine, la fautive en question. Je ne sais pas ce que c'était exactement mais j'espère que ce n'est pas trop grave...
27ème jour dans le monde
Maman est bizarre aujourd'hui. Elle a arrêté de me couver. Comme ça, subitement. Elle est même partie chasser en me laissant toute seule ! J'ai faim moi ! Pourquoi est-ce qu'elle m'a abandonnée ? Elle ne veut plus de moi ? Je m'ennuie ! Pourquoi je n'ai pas de frères et soeurs comme tout le monde ? Pourquoi je suis fille unique ? Pourquoi moi et pas les autres ? Maman ! Je veux que tu reviennes ! J'ai faim ! Je m'ennuie ! Je veux jouer !
28ème jour dans le monde
Aujourd'hui, Nuage de Paon est revenu de la chasse. Un lapin lui a fait de belles entailles un peu partout sur le corps. Je suis allée lui rendre visite dans la tanière du guérisseur. Il avait l'air très faible. Il est mort quelques heures après parce que ses blessures s'étaient infectées de manière irréversible. Ou ai-je échoué ? J'ai perdu un ami. Quelque part avec un sentiment d'amertume, je serais resté éveillée toute la nuit à ses côtés si j'avais su comment sauver une vie. Sa vie.
29ème jour dans le monde
J'ai passé la nuit à pleurer. Mais je ne sais pas pourquoi. Je n'avais pas mal pourtant. Pas physiquement du moins. C'était dans ma tête je crois. Ça faisait très mal, ça bourdonnait et j'entendais quelque chose. C'est comme un sifflement très strident qui me vrillait les tympans mais qui semblait sortir directement de mon crâne. Maman m'a dit que ça passerait très certainement mais je n'en suis pas si sûre. Cette certitude est profondément ancrée en moi.
30ème jour dans le monde
Je suis malade. Je le sais maintenant. Je suis allée voir le guérisseur du Clan. Il a dit que mes tympans n'étaient pas normaux. Que j'étais victime d'acouphènes subjectifs. Je n'ai rien compris à son jargon médical mais ce que j'ai retenu me fais très peur. Selon lui, j'entendrais des bourdonnements et des sifflements ne provenant de nulle autre part que de mon cerveau et que cela pourrait bien causer beaucoup de dégâts dans celui-ci. Comme par exemple, une forme de schizophrénie particulière. Mais c'est rare d'après lui. Et quand je lui ai demandé combien de temps cela durerait, il m'a répondu que cela se prolongerait sur toute ma vie. Je ne suis pas sûre de vouloir vivre comme ça.